Indore en Intérieur

Après les campagnes isolées, les routes poussiéreuses, la torpeur de nuit sans ventilo’, nos prochaines étapes nous ramènent au confort des villes. Mais aussi à leur étendue démesurée et au chaos bruyant de leur centre.
Comme souvent dans ces situations, le besoin de compenser l’agressivité urbaine se fait sentir.
Et le bon moyen, pour nous, est de recevoir l’accueil d’une famille.

Il est dans nos habitudes de passer du temps à choisir nos hôtes sur CouchSurfing avec attention.
Ainsi, Nusyl semble être un mec bien, et si nous ne comptions pas nous attarder à Indore, nous décidons finalement de nous arrêter dans cette ville intermédiaire pour faire sa connaissance.

Ce gaillard d’une trentaine d’années réussi bien dans la vie. Il vit encore chez ses parents, et sa famille est bien intégrée dans la société. Ce sera parfait pour un ou deux jours.
Bon, ce sera finalement trois, tant nous prendrons plaisir à discuter avec lui dans cette ville qui n’a pourtant que peu d’intérêt, si ce n’est qu’elle détient le « prestigieux » titre de ville la plus propre d’Inde… et sur ce point, il y a des efforts à faire dans le reste du pays.

Mais avant de profiter de tout cela, il nous faut rejoindre Indore, et quelques bonnes heures de route dans un paysage aride. Dans les mêmes tonalités de marron, jaune et ocre que les deux dernières semaines, traversant les mêmes champs attendant la pluie.

Le voyage se fait sous la sempiternelle canicule que le pays subit depuis plusieurs semaines, et nous sommes d’autant plus ravis d’être récupérés par notre hôte dans un gros 4×4 climatisé. Ô confort !

Nous sommes en début d’après-midi, et Nusyl nous dépose « à la maison », qui nous est grande ouverte. Nous redécouvrirons le plaisir coupable mais assumé de la climatisation, d’une maison propre et confortable et sommes ravis des délicieux plats qu’Aunti Bahona, la maman de Nusyl nous prépare.
La famille est Gujarati.
Nous comprenons que nombre de Gujarati ont quitté leur pauvre région il y a quelques siècles, pour trouver du travail dans les régions voisines. Nombres d’entre eux se sont installés dans les villes d’Indore et Bhopal. Depuis, cette communauté est devenue assez puissante, gagnant les postes notables de la ville.

Nusyl nous raconte qu’il n’a pas été toujours un bon garçon, qu’il préférait se battre à l’école plutôt que d’étudier.
S’il a voté pour Modhi aux dernières élections, il n’en est pas moins critique sur sa politique qui tend à diviser la société indienne. Pourtant il fut un temps où il adhérait au RSS, un groupe hindou ultra-nationaliste. Erreur de jeunesse…
Dorénavant, Nusyl est parti en campagne aux côtés de son oncle, candidat au parti d’opposition du Congress. Il nous rapporte ainsi les dessous obscurs* de cette campagne, conduisant aux élections de la plus grande démocratie du monde.

Depuis, il s’est rangé des voitures, il a développé son business de production et vente en ligne de vêtements (nous visitons son usine), et possède notamment la licence des icônes de Marvel© et Disney©.

La famille est Jain. Si Nusyl et son père se limitent à un régime végétarien**, sa mère tente tant bien que mal de se limiter à la diète jain.
En vraie mère-juive-qui-nous-sert-et-ressert-à-nous-exploser-la-panse, Auntie Bahona concocte – assistée de la charmante aide Kunti – de délicieux plats, vegetable only, de la farine de riz pour les iddli en passant par les pickles et chutney, ou d’un pan qu’Auntie nous enfourne dans la bouche : seul un séjour dans une famille peut nous offrir ces découvertes et ce luxe culinaire.


Nous passons ces quelques jours tranquillement.
Aparté :
Le soir de notre arrivée, nous passons chercher la dulcinée de Nusyl. Pas facile encore pour ce garçon de bonne famille, qui ne trouve pas chaussure à son pied, et se confie beaucoup à nous. On échange nos opinions, on partage nos exceptions culturelles, et on se rejoint sur de nombreux points de vue. La situation ne s’en trouve pas moins complexe pour lui.
Dernier né de la famille, ses deux sœurs ont quitté le domicile familial – et Indore – pour vivre avec leurs maris à Bombay.
Pas facile d’être une jeune fille dans la société indienne. (L’une d’elle notamment a choisi un mariage d’amour avec un jeune homme né d’une famille musulmane. Les parents de Nusyl couperont les ponts avec leur fille… jusqu’à son mariage, quand Nusyl jouera les intermédiaires pour réconcilier les familles).
Pas facile non plus d’être un garçon. La pression est grande. Sociétale autant que familiale.
Auntie a fini par mettre de l’eau dans son vin – serait-ce dû à l’exemple de sa fille ? La résignation ? ou le débat d’opinion apporté par CouchSurfing ? – et nous avoue qu’elle accepterait que Nusyl se marie avec n’importe qui, quelque soit sa caste, et même une étrangère… tant qu’elle ne mange pas de viande.
Fin de l’aparté.

En ce début de soirée, nous nous baladons dans le centre-ville, traversant le marché aux vêtements, dont la richesse des couleurs, la diversité des tissus et des broderies émerveillent toujours nos yeux d’occidentaux.


La vie nocturne bat son plein. Toutes les boutiques sont en pleine effervescence*** : livres scolaires, rémouleurs, épices, fruits, pharmacie. Il y a du monde partout.


Nusyl nous fait découvrir le vivant marché de Saffara, attraction gastronomique d’Indore.
Ce qui est, en pleine journée, une ruelle agitée de boutique de bijoux, se transforme la nuit venue en une succession d’étals de nourriture.
Chaque vendeur a installé plaque de cuisson, légumes coupés, sauces et chutney, gamelles de riz ou maïs cuit, sirops, fruits et jus. Nusyl prend plaisir à nous faire découvrir ces spécialités culinaires. Et il faut dire que nous ne sommes pas non plus vraiment réfractaires à tester.

Nous quittons le marché repus, grimpons dans la voiture pour un nouveau tour de la ville et nous dirigeons vers ces wine shop – la vente d’alcool est régulée en Inde – installés au coin des rues, d’où nous passons notre commande par la fenêtre de la voiture. Soit.
C’est alors que Nusyl nous propose une nouvelle activité quelque peu déconcertante : boire en conduisant.
Nous repensons à ces panneaux que nous avions vu lors de notre séjour dans l’Arunachal Pradesh et le Sikkim, After Whisky, Driving Risky, ou simplement les règles basiques de préventions routières « boire ou conduire il faut choisir », mais il nous explique que tout le monde fait ça ici.
Mouais, ça ne veut pas dire que c’est une bonne idée…

Et c’est ainsi que nous quittons la ville, en direction d’une montagne mitoyenne.
Il est 23h, nous sirotons notre bière en suivant un train de sénateur et en nous enfonçant progressivement dans la nuit pour une balade en forêt. Normal.

Cette escapade s’avère être surprenante. La route serpente dans un vaste bois sec, où règne un silence incroyablement apaisant. Notre champ de vision est limité au faisceau des phares, le reste n’est qu’obscurité.
Et nous nous papotons.
Nos conversations sont riches et simples. Nous traversons quelques villages, où les habitants ont installé leur lit, à l’extérieur, au raz de la chaussée, pour profiter de la fraicheur relative de la nuit. Les vaches dorment paisiblement à leurs côtés, tout comme les chiens qui ouvrent vaguement l’œil au passage des phares de la voiture.
Un fragile croissant de lune nous éclaire timidement derrière un voile nuageux et après une heure de voiture, nous arrêtons le moteur en haut d’une large colline d’où la plaine s’étend sur des kilomètres.
Et ce silence. Quelle quiétude salvatrice. Seuls quelques oiseaux viennent participer à ce paisible moment.
Et nous trinquons, heureux de cette belle rencontre.

En dehors du titre honorifique de ville la plus propre du pays, Indore reste une ville lambda, mais nous partons nous y balader le temps d’une après-midi, pour voir.

Nous serpentons dans les ruelles agitées du marché, évitant de justesse les intrépides conducteurs, slalomons derrière les molles vaches qui peinent à trouver à manger, évitons les nids de poules et les vastes flaques d’eau. Nusyl non plus n’aime pas le bruit, les klaxons, les motos qui frôlent les piétons dans les rues trop étroites et densement peuplées. Ça nous « rassure » de remarquer que ce pays est difficile aussi pour les habitants qui le peuple.

Nos yeux s’accrochent sur de jolies bâtisses, dont les façades travaillées et usées soulignent la richesse d’antan de la ville, avant de nous arrêter pour un chai ressourçant.

Encore une fois, tout nous fascine. Le mec qui vend ses lassi dans un recoin crasseux coincés sous un énorme transformateur électrique, la boutique de bangles aux milliers de couleurs, le carrefour chaotique au milieu duquel trône un humble réparateur de chaussures, les vendeurs d’épices qui broie le masala à la demande du client, les charrues à bovidés au contact des 4×4 climatisés.

 


Dans ce pays, la tradition se mélange à la modernité, partout et en permanence.

Nous passons par un magnifique temple jain, intégralement recouvert de miroirs, du sol au plafond.
Pas un seul centimètre carré n’est recouvert de carreau de glace, peint ou non, représentations religieuses ou d’idoles.
Le hasard nous fait aussi pénétrer dans un second temple Jain dont un panneau est tapissé d’une riche fresque.

Il est à noter que dans les temples Jain, on retrouve souvent des photos de guru affables dans le plus simple appareil, un sourire jovial leur barrant le visage. Normal.

Nous en profitons pour peaufiner notre apprentissage de cette religion, au contact d’Aunti Bahona que nous croisons par hasard, lors d’un passage au temple, et qui nous prend sous son aile pour la fin d’après-midi.


Un soir, alors que Marion se repose, Aunti invite Brice à l’accompagner pour une petite marche dans le voisinage.
Après un coup de fil, Brice se retrouve finalement assis dans une petite chambre exiguë en compagnie de 4 ou 5 personnes assises à même le sol et une vieille dame alitée et en plein convalescence (mais avec un grand sourire accueillant). Aunti explique à ses dames ce qu’est Couchsurfing, et nous repartons avec deux femmes habillées de blanc comme Mère Theresa, et qui s’avèrent être des moniales jains, amies d’Aunti.
Ce sera l’occasion pour Brice de découvrir pourquoi Nusyl raille tant la conduite de sa mère.. et pourquoi sa voiture est si cabossée !

C’est alors que nous le retrouvons.
Ce soir, un club branché de la ville fête ses 5ans, et bien sûr, le gérant est un ami de notre hôte. Nous voilà partis pour une soirée au dixième et dernier étage d’un immeuble, pourtant quelconque, pour une soirée select en compagnie de la jeunesse dorée de la ville.
Encore une fois, nous n’aurions pas cru trouver un tel endroit en Inde.
Les habits traditionnels et les saris colorés sont remplacés par les hauts talons et jupes courtes d’une jeunesse habillée à l’occidentale. Cocktails et musique bollywood, nous nous déhanchons jusqu’à tard dans la nuit, accompagné de Nusyl et ses amis.



Nous aurons vraiment eu beaucoup de chance de découvrir Nusyl sous un autre jour.
Ce type qui roule des mécaniques, s’affiche avec sa nouvelle copine, s’empêche de danser et lutte pour maintenir son statut contraste avec la personne pleine de doute, sur sa vie, sa relation amoureuse, et à la générosité et gentillesse aveugle.

Ainsi, nous gagnons en profondeur dans la découverte de cette Incredible India.
Ce troisième séjour est encore distinct des précédents, certainement aussi que nous commencer enfin à gratter un peu plus la couche supérieure, que nous nous évertuons à poser des questions, et tentons de comprendre cette société si différente.
Nous rencontrons des personnes aux parcours et profils variés, voyageant entre les différentes castes et couches de la société. Nous tentons de comprendre son fonctionnement, ses règles et ses coutumes.
Plus que jamais, notre expérience fait coexister plusieurs Inde.
Celle des trains 2nde général et des 3AC, celles des buibui de rues et des thalis chics de Bombay, d’un flambant mall climatisé à la chaleur insupportable de ces dernières semaines sur des routes poussiéreuses.
Nous observons la misère de près alors que la simple fenêtre de notre 4×4 nous en isole. Nous nous reposons du bruit dans un paisible café, tout comme nous nous délectons d’un chai, debout sous un pont, au presque-calme.

Auntie, gentille comme elle est, nous conduit à la gare. Il faut vivre dangereusement ! Nous quittons ainsi Indore, direction la tristement célèbre Bhopal.

 

 

‘* Clientélisme de bas étage, il nous raconte que l’une des méthodes utilisées par les groupes politiques est de distribuer des flasques d’alcool.
D’ailleurs, en Inde aussi (tout comme au Sri Lanka), la consommation d’alcool est interdite (du moins la vente) les jours d’élections. Ils offrent alors des bons pour que les petites gens puissent trouver de quoi boire ce jour‑là.
Il est tout à fait conscient que c’est loin d’être éthique. Mais tout le monde le fait… c’est peut-être pour cette raison même que son oncle n’a finalement pas obtenu le siège au parlement.

** La société indienne est très à cheval sur la distinction Veg et Non Veg.
Une signalétique explicite figure sur tous les aliments, mais aussi toute substance qui passerait dans la bouche, comme le tabac à chiquer ou le dentifrice !
L’hindouisme prônant un régime Veg, il est proscrit de consommer toute viande, poisson, et même les œufs.
En revanche, le lait et ses dérivés, produits de la vache, animal sacré, sont autorisés dans le régime Veg.

Les plus orthodoxes n’accepteront pas que des casseroles et ustensiles de cuisine identiques servent à la cuisson Veg et Non Veg. Enfin, la plupart des restaurants modestes, notamment les dhaba – ces petits buibui de rues – servent de la nourriture Veg.

Le régime Jain est encore plus draconien, aucune racine (patates, carotte, oignon, etc…) n’est consommée. Le risque est trop grand, dans la manipulation de la terre, de tuer des insectes.

*** Nous sommes toujours surpris par les horaires d’ouverture en Inde.
Si dans les entreprises, les gens « normaux » commencent aux alentours de 8h30~9h30, ni les banques, ni la poste ou les échoppes n’ouvrent avant 10h30~11h00.
Ce qui est étrange dans un pays où, à 10h00 du matin, il fait déjà trop chaud.

**** On comprendra au cours des jours suivants, que pour cette jeunesse (plus si jeune) qui vit encore chez ses parents, l’intimité n’est possible qu’en s’évadant, dans de quotidienne virée nocturne, du domicile parental.

Aussi tous les soirs, Nusyl rentre du travail, dine chez lui, ressort faire du sport, ou sort voir des amis (et crime absolu : manger des œufs !) pour ne rentrer que vers 23h00, minuit.
Entre temps, son père sera rentré, aura diné, et se sera couché pour se lever deux heures avant son fils le lendemain.

7 thoughts on “Indore en Intérieur

  1. Brice, tu aurais du mettre une cravate pour saucer ton plat. Résultat : une belle tache sur ton polo bleu 😉 Tout ça alors que tu représentes la France dans la boite de nuit select du coin

  2. Que de couleurs, que d’instants uniques ! On touche cette realité du bout des yeux.

    Les gens, ils mangent pas de racines pour pas tuer d’insectes, mais ils boivent en conduisant la nuit dans la forêt et ils te conchient pendant 4 générations si tu te maries pas avec quelqu’un de ta caste …. INCREDIBLE INDIAAAAAA !!

  3. Salut la bourlingue,
    Je suis de retour 😉
    J’ai bien aimé ce post. Rencontre, échange, ouverture culturelle.
    Tout aussi intéressant que les monuments et les grands espaces
    Bisous.

  4. quel bel échange culturel !
    oui bien déroutant et non moins agréable je pense ce confort 😉

    Maori : « c’est vrai que c’est mieux d’aller en foret que en pleine ville »

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