On s’envole…

Ça y est. Nous sommes à l’aéroport. Oui, à l’aéroport. C’est aujourd’hui que nous quittons l’Inde.
On savait que, devant la difficulté pour y entrer et du fait de sa position géographique et politique, l’Inde était un cul de sac dans notre voyage. Ce qui est d’autant plus frustrant quand on décide de ne voyager que par voie terrestre ou maritime…
Mais voilà, pas la bonne période, pas la bonne direction.
On est tristes de devoir prendre cet avion, on aurait cru que cela aurait été possible de faire sans… mais on a donné plus de temps à d’autres choses qui ont aussi compté pour nous. Tristes comme si on tournait une page, comme si finalement voilà jusqu’où nous avons pu aller sans avion… et maintenant, on a le sentiment de tricher et perdre un peu en « crédibilité »…
On va persister dans cette volonté de traverser les pays et les frontières à un rythme permettant de découvrir, suivre et analyser ces continuités et discontinuités qu’il existe entre les pays, et notamment les régions frontalières. Nous qui avions pris cette habitude tranquille, on va avoir trois nouveaux tampons dans notre passeport en une semaine.

Aujourd’hui nous prenons un avion pour Séoul. Nous allons y rester 4 jours, en escale, avant de reprendre un avion pour Singapore, et poursuivre notre voyage sur la péninsule malaisienne. (c’était moins cher de faire comme ça… ainsi va le monde !)

Aujourd’hui, nous quittons l’Inde après plus de 4 mois passés ici.
Aujourd’hui, les moussons arrivent. Il a plu à Mumbai.

Ça ne peut pas être un bilan. Nous n’avons pas envie de clore ce chapitre indien.

Alors que nous franchissions la frontière avec la Birmanie, nous n’imaginions pas que l’Inde serait si multiple, si variée, si contrastée.
Nous pensions de manière bête et naïve que nous allions apprendre un peu à parler Hindi. Voir des moustachus, de la misère des rues, des couleurs, manger du curry – et les problèmes gastriques qui l’accompagnent.
Quelle erreur, quel raccourci indu et quelle fierté d’avoir voulu voir un peu plus loin, creuser plus profond.
Parce qu’en Inde, on a découvert qu’il existe plus de 5800 langues et dialectes parlés. Et bien plus encore d’ethnies et de tribus.
On a appris à dire merci. Pas de bol, c’est un assami qui nous l’a enseigné.
Et pourtant, l’anglais est inscrit sur tous les produits manufacturés, comme si elle était langue commune (statut qu’elle partage officiellement avec l’hindi), alors que la majorité du pays ne la parle pas et la lit encore moins.

L’inde est extrême. On l’apprécie autant qu’on la déteste.
L’inde est difficile.
Chaque jour est un petit combat… Contre le bruit incessant des klaxons. Contre le monde et la foule. Contre les habitudes locales qui ne sont pas les nôtres…
On a ouvert grand nos yeux, on a appris à lâcher prise pour mieux accepter, s’intéresser et s’intégrer.
On a appris la proximité, la promiscuité, parfois dérangeante. Mais on a appris l’échange.
Ici, les gens se parlent.
On s’est pris la tête, on s’est énervés, on s’est fâchés.

À la gare, lorsque pour monter dans un bus, lorsque les gens jettent leur sac par les fenêtres pour réserver la place, bataillent pour grimper et s’installer…
Car dans leur conception rustique, les gros bus indiens… n’ont pas de soute à bagages… personne n’y a pensé ? En tous cas on se retrouve à devoir charger les sacs-à-dos, les sacs de ciments, de farine et les cartons de mangues… dans le bus. Et puis, cette chaussure d’enfant, suspendue sous le parechoc avant… En aurait-on fauché un ? ou est-ce un simple grigri… ?

Avec les chauffeurs d’autorickshaw qui proposent stupidement et rébarbativement leur service comme si en 20 mètres nous changerions d’avis, comme si on ne remarquait pas la masse ovoïde jaune et noire de leur auto, et qui doublent ou triplent le prix pour les laowai.

Avec le bruit qui nous empêchent de nous entendre dans la rue.
Mais on s’est habitués à trouver le repos lors de trépidants trajets en train et bus.

On s’est habitués à cohabiter avec les vaches, les brebis, les poules et les cochons.
Mais on ne s’est pas habitués aux ordures… et aux odeurs pestilentielles de pourriture quasi incontournable, et sublimées par la chaleur de l’été.

On a décidé de visiter l’Inde en ouvrant notre cœur. Alors que nous nous promenions à Sivsagar, Rajib nous avait invités à boire un thé chez lui. Elément déclencheur, on a décidé qu’on ne vivrait pas dans la paranoïa. Et nous avons eu raison.
Nos rencontres ont été belles et amicales.

Avec Saurav, à Itanagar un matin, à la sortie d’un bus de nuit.
Avec Setu, à Shillong, à boire du Mozito.
Avec Mahindra, sur sa barque à Varanasi.
Avec Parambir et Amarbir, à Chandigarh.
Avec Mukesh à Jaisalmer.

Nous apprenons de ces rencontres. Nous apprenons sur nous-mêmes et notre société.
Le voyage ne nous change pas. Il nous pousse à devenir nous-mêmes et nous découvrir.
Qu’est-ce qu’on se pose comme questions, qu’est-ce qu’on observe, analyse, critique et admire !

Même la nourriture y est multiple.
Des montagnes de riz accompagnées de dhal dans l’extrême orient indien disparaissent au profit d’une myriade de chapati. Mais le dhal et les chutney de légumes saumurés perdurent.
On est arrivés en Inde sans cuillère, alors on a appris à manger avec les doigts pendant deux mois. Les 5 doigts, pour bien mélanger.
Et c’est comme si à chaque repas, on devait lutter contre la pression de l’éducation de nos parents, en se remémorant ON NE MANGE PAS AVEC LES DOIGTS !!
On part de l’inde, en ayant découvert qu’on y mange aussi à la cuillère, qu’il y a des McDo’, et des bars branchés.
Oui, mais nous on préfère manger avec les doigts maintenant !

Dans cette Inde si multiple, le chai a été notre fidèle compagnon. Omniprésent, prêt à nous accorder 10 min. de répit. Même assis sur une planche de bois, entourés de richshaw, de bétail, et noyés dans le brouhaha urbain chaotique, ce thé au lait épicé sera notre moment de ressourcement.
Accompagnés de fifty-fifty, de twenty-twenty, de magic mom’s, de happy-happy, de Good Days nature ou à la noix de cajou… nous avons passé 4 mois avec ces gâteaux à 5 ou 10 Rs que l’on trouve partout à travers le sous-continent.
Trempés dans le thé, on se croirait à la maison…
Cher chai, tu vas nous manquer !

Mais comment ne pas aussi se révolter face à cette société à la féodalité à peine voilée.
Les intouchables et parias qui se contentent de ce qu’ils ont, pendant que les nantis ne leur portent aucun respect.
Deux fois, on nous a demandé quelle était notre caste.
Ben nan, y’a pas de caste chez nous.
La maid à qui l’on parle comme à un chien, qui mange parfois par terre dans un coin pour pas être vue, le chauffeur à qui on ne laisse pas le temps de se réveiller, le gardien qui se satisfait de devoir être dérangé à toute heure sans sommation… et en règle générale, ce fossé social gigantesque et inconcevable en Europe.
Cela conduit à un manque de civilité entre les gens. Leur namaste est pourtant un symbole si courtois.

Et cette société pesamment masculine, aux yeux baladeurs, à la frustration puérile et aux pensées malsaines sous-jacentes.
Si les pays traversés précédemment nous avaient habitués à cette répartition déséquilibrée entre hommes et femmes dans la rue, en Inde, ce n’est pas tous les jours confortables d’être une femme étrangère.

Mais on a appris à vivre avec la curiosité des gens. Cette curiosité qui nous a parfois émus, souvent amusés, mais aussi beaucoup contrariés.

Dans la rue, nous avons eu le droit à 300 Hello par jour, lancés par la fenêtre, criés depuis un vélo par un gamin de 10 ans trop content de voir des laowai, ou simplement dit sur le pas de la porte de manière courtoise par une tripoté de mamies en pleine conversation. Ça nous fait le plus souvent plaisir, et nous sommes d’ailleurs les premiers à dodeliner du chef.
D’autres fois, c’est au tour de quelques ados un peu trop énervés par leurs testostérones ou par les vendeurs de tapis qui nous lancent de grand bonjur

Mais cette relation aux touristes est assez compliquée à accepter quotidiennement.
Et puis il y a les photos ! Dur dur de refuser une photo à une famille en vacances !
Ces groupes d’Indiens viennent pour la plupart d’endroits reculés où tout comme en Chine, on ne voit pas souvent de laowai, même à la télé’. Et quand ils viennent visiter les prestigieux sites touristiques et, quand qui plus est, ces monuments sont peu fréquentés par des étrangers, on peut être certains qu’on fera aussi partie de l’attraction.
Le phénomène n’était pas inexistant dans le Nord-Est… mais la région bien que peu touristique d’étrangers… l’était aussi d’Indiens du « mainland » !

Ohhhh ce n’est qu’une photo !
Mais cette photo ne reste pas unique dès lors qu’un autre groupe nous aperçoit.
D’autant plus que ce n’est pas qu’une photo, clic et on en parle plus.
C’est une autre, et encore une.
Juste avec Brice.
Ah non, juste avec Marion.
Que les filles.
Et puis que les garçons.
Et puis une qu’avec Marion et lui.
Et puis son pote.
Et puis son autre pote.
Et puis…

Alors, c’est sûr que le dernier mec de la journée qui demande une photo, il ne sait pas qu’on en a déjà fait 40 avant… et quand il nous dit he, picture ?… on avoue avoir moins eu la patience et le sourire pour lui répondre oui, pas de problème. Pas de bonjour, pas de au revoir, c’est pas grave… J
Car en effet, l’entrée en matière est rarement des plus courtoises, souvent rustre quand la photo n’est pas simplement maladroitement volée.
Puis les photographes, bienheureux et satisfaits, s’en vont sans gratitude… Ouch… choc des cultures ? Oui oui… mais ça fait un peu mal d’être parfois pris en photo comme un singe ou un bâtiment.

Mais c’est compliqué de dire non. Compliqué de dire qu’on n’a pas envie. Compliqué de nous refermer comme des huîtres. Compliqué d’être observés, scrutés, sondés, examinés.
Et compliqué de fuir doucement à la vue d’un groupe… et puis c’est fatigant aussi, de se sentir à la merci de tous… on en fini par ne plus prendre plaisir à visiter certains lieux. Si on s’arrête deux minutes pour prendre une photo, faire un croquis, ou juste prendre du temps pour nous… à tous les coups, la vindicte tombe.

Là de souligner cent fois cependant qu’au court de nos 4 mois en Inde, nous n’avons eu que de bonnes rencontres, jamais de problème, jamais de magouille.
Et il n’y a pas eu une journée lors de notre séjour ici sans que nous ayons loué la sympathie, la générosité, l’hospitalité, et tout cela réuni…

Et puis, l’histoire continue. On repense au Golden Temple et à sa cantine, aux papys coupeurs de têtes du Nagaland, aux femmes Apatani et au mariage de cochon, aux montagnes du Sikkim, aux nonnes bouddhistes qui nous offrent du thé au beurre, aux forts tous plus beaux  les uns que les autres, aux élégantes femmes en sari, aux sourires, aux heures poussiéreuses dans les sumo, et à celles chaudes dans les wagons de general class dans le désert, aux portes des chambres d’hôtels qui ferment avec des cadenas, à Holi et aux paons qui volent, aux buffles dans les champs, quand ce ne sont pas des dromadaires. On pense aussi aux vieux saadu édentés des berges du Gange. Dans ce pays, on peut faire réparer ses tongs, sa montre pour 10 Rs, on trouve aussi des coiffeurs, des barbiers… tous les services de proximité à chaque coin de rue, et tant pis si le vendeur de samosa n’a pas de thé, il va en chercher un chez son voisin.
L’Inde, c’est Agra, mais c’est aussi Chandigarh, Bikaner et Darjeeling.
C’est le froid glacial la nuit dans l’Arunachal (ou dans les trains climatisés), et la chaleur suffocante du Gujarat. Les femmes qui cassent les cailloux sur le bord des routes du Nagaland, les enfants qui collectent les bouteilles, les papys chétifs qui pédalent sur leur rickshaw et les grosses voitures dans les colony, les femmes sophistiquées des restau’ de Haus Khaz Village, la jeunesse dorée du SunBurn festival.
L’Inde c’est enfin le Nord-Est tribal et sauvage, le Nord si riche en patrimoine, les paysages de l’Himalaya…et les trois quarts restant du territoire que l’on n’a pas pu voir malgré le temps passé ici comme les régions Tamul, ou du Kerala, les montagnes du Cashmere, et qui ne sont qu’une nouvelle invitation au voyage… une assurance de revenir et de faire de nouvelles rencontres.
Aujourd’hui, on quitte l’Inde.
On tourne cette page de notre voyage, une page riche en enseignement sur les autres, et sur nous-mêmes. Aussi incroyable qu’éreintante.
Ce soir, on a un peu le cœur gros, une saudade de la bourlingue telle qu’on a réussi à la broder jusqu’ici sans discontinuer, aussi bien qu’une saudade de l’Inde qui nous a beaucoup ému et qu’on quitte avec un soulagement empreint de regret.

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16 thoughts on “On s’envole…

  1. Ah la la… comme j’adore vos histoires. Et quelle belle plume ! Celle-là, sur l’Inde, c’est comme si j’y étais. C’est mot pour mot ce que j’ai vécu là-bas, tellement bien décrit. Ne vous inquiétez pas pour l’avion, ça n’enlève rien à votre crédibilité, crois-moi. Vous voyagez avec tant d’élégance, une leçon pour beaucoup d’autres backpackers.

  2. …que d’émotions! Toute une vie en 4 mois! Merci pour ce riche et beau témoignage! Si l’Inde le lisait, elle serait touchée, c’est sur!

  3. Merci les crédibles
    Merci pour ce beau texte, merci pour vos émotions , vos interrogations, vos réflexions, vos plaisirs, vos désagréments, votre chemin partagés.
    The show is going on

  4. Vient faire un câlin !!

    Normalement je ne lis que les images (et un peu le texte en diagonal quand même). Ya même pas de photos sur celui-là, je fais comment moi maintenant ?

    En tout cas, c’est mon post préféré de toute la bourlingue ! Celui qui me donne envie de prendre un frühstück avec vous !

  5. super résumé, et le contraste de l’inde s’est immiscé jusque dans votre esprit : que penser au final ?

    Bon, sinon « on trouve aussi des coiffeurs, des barbiers… », vraiment ??

  6. Vous ne pouvez pas vraiment résumer tout ce que vous avez vécu… mais pour nous c’est un déferlement d’info et d’anecdotes ce post
    Comme Kazou, j’attends le retour des photos

  7. Tu as fait réparer tes tongues cassées au marché de Bangkok du coup?
    Très beau post! Bonne continuation! Vourentrékan?

  8. oui, bon, moi je vois bien que vous avez un coup de blues…prenez un mojito, ça rend joyeux

    un philosophe indien dont j’ai oublié le nom a dit:
    « hdkjzhdlecjezlck dkhéedhnx,hozihdj,kchemoizchoguc,ksjhd !
    ça veut dire « revenez quand vous voulez »
    (enfin, c’est le sens…)
    mais, bien sûr, tout le monde ne peux pas comprendre pas la philosophie indouxe

    allez allez, avançons, et n’oubliez pas,
    « ce n’est pas le chemin qui est long, c’est parce que c’est long que c’est le chemin ! »
    et paf !

    oui, il est beau aussi, ce post-là

    bonnes bises
    évouétoulà

  9. Mais vous aviez deja pris l’avion pour Israel ! Sinon je retiens la difference de niveau de sentiment entre « On l’apprécie autant qu’on la déteste » (oui moi j’aime bien retenir les trucs un peu negatifs aussi). Enjoy les bimbimbap, les Singapour noddles et les fruits de Malaisie. Becots

  10. Incredible India !!

    Franchement 4 mois sans une ptite tourista…vous êtes beaucoup plus de que des lowaï ! Vous êtes des citoyens du monde !

  11. Ça fait 1 semaine que je rattrape mon retard, un petit tous les jours au réveil (je suis en vacance et le vent ne se lève qu’à partir de midi). C’est un roman de vacance: c’est bien écrit, il y a de très jolies photos, et ça fait rêver. En plus on connaît les auteurs. Je me demande seulement si vous serez heureux de revenir à votre vie d’avant, plus tard. Et si Brice va finalement couper sa barbe, une vraie intrigue de roman quoi. En revanche je ne lis pas trop les commentaires, ils sont moins bien écrits, surtout ceux de StarAc’ et Reeback. Marion me dit de vous dire que vous êtes les bienvenus à Buenos Aires quand vous vous voulez. Moi j’émets un droit de réserve sur la barbe. Bisous les amis

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