Bijoux pour l’Histoire

Après deux jours à Bidar, nous partons pour Bijapur – dont le nom a récemment été « kannadisé » en Vijayapura.
Cette cité s’avère aussi être extrêmement riche en patrimoine, et pour autant étonnamment délaissée par le tourisme. Nous voulons en savoir plus, comprendre comment ces civilisations, ces cultures, ces peuples du plateau du Deccan ont interagi au cours des siècles.

Nous partons à l’aube pour la gare toute proche, après nous être renseignés la veille sur l’horaire du seul bus direct pour Bijapur. Les agents de gare en uniforme kaki nous confirment l’arrivée imminente du bus voie n°1. Après un petit chai, on est en place. Notre bus est à l’heure : 6h45 pétante.
Un très beau bus rouge, rutilant, au design cubique et à l’allure robuste. Comme souvent en Inde, l’utile prime sur l’ergonomie*.

Ici, et à cette heure, personne ne se bouscule, pas de lourd fardeau, ni de mamie impatiente qui pousse pour grimper la première.
L’ambiance est calme, alors que nous posons nos fesses notre assis-dur.
C’est parti pour 7 heures de route.

Nous traversons les plaines infinies du plateau du Deccan (nous sommes à quelques 500m d’alt.). Seul le brouillard matinal mystique réduit notre horizon dans ce paysage de champs de canne à sucre et de cultures de coton que nous longeons indéfiniment. Nous croisons des camions dont les bennes débordent ostensiblement d’énormes sacs de jute remplis de boules cotonneuses qui choient à chaque cahot de la chaussée pour en parsemer ses abords.

 

Autour de nous, le paysage semble pourtant assez sec au regard de la quantité d’eau que la culture du coton requiert. Le soleil n’est pas encore bien haut dans le ciel, et le voile laiteux de la brume ajoute davantage à la quiétude de cette route déserte.

Nous arrivons à Bijapur en début d’après-midi et déposons nos affaires dans une auberge, malheureusement bruyante.
Afin de profiter des couleurs chatoyantes de la lumière de fin de journée, nous sautons dans un rickshaw pour le mausolée de Gol Gumbaz, vaste monument datant du milieu du XVIIème siècle.

Alors que nous arrivons à l’entrée du parc, trois bus scolaires remplis d’enfants bruyants quittent les lieux. Nous nous réjouissons naïvement d’être arrivés au bon moment…
Erreur, le site est rempli de groupes en uniforme – culottes courtes et cravate ou kurta bleus, rouges, ou marrons. Il y en a de toutes les couleurs et de tous les âges. Le tout enveloppé dans un épuisant vacarme.

Dès l’enceinte franchie, nous sommes abasourdis par la démesure de ce tombeau. Que l’on apprécie ou pas ses formes pataudes, on ne peut rester indifférent. Trônant au centre d’un grand jardin à l’herbe rase, Gol Gumbaz est un joyau architectural surmonté d’un imposant dôme culminant à 51 m de haut.
C’est bien simple, pendant un long moment, ce dôme fut l’un des plus grand du monde.
Dans un premier temps, il est difficile d’apprécier les échelles monumentales. Les façades sont couvertes de murs lisses. Les ouvertures sont dépourvues de fioriture. On n’arrive pas à saisir les informations. Est-ce une fenêtre ou une porte ?
Et quand notre regard se pose sur les petits bonshommes qui se pressent dans l’encadrement de la porte, nous prenons enfin conscience de la taille colossale de l’édifice.
En entrant, nous sommes pris de vertige par l’immensité de la salle, vide, écrin accueillant les tombes de Muhammad Adil Shah – 7ème sultan de Bijapur** – et de ses femme, concubine et enfants.

Construit en 1656, le mausolée affiche un caractère d’inspiration perse, et les grandes ouvertures en façade rappellent celles des mosquées d’Iran. Mais ici, les styles se mélangent. Le porte-à-faux du balcon principal est soutenu par des nervures propres aux architectures hindoues, les formes des créneaux et des dômes en oignons sont empruntées aux constructions de dynasties antérieures.
Aussi, il est très intéressant de noter qu’il n’y a pas eu d’architecture purement hindoue ou islamique, mais que l’architecture indo-islamique est le résultat d’influences croisées de différents styles, mûris au fil des temps.

À chaque coin du mausolée, se dresse une tour de sept étages, abritant des escaliers qui permettent de rejoindre le balcon d’accès au dôme, où une coursive longe sa paroi interne, aussi appelée – la « galerie des murmures ». La configuration géométrique de cette demi-sphère crée une curiosité acoustique qui permet à un chuchotement d’être entendu de l’autre côté des 44m de diamètre du dôme.

 

Mais ça, c’était avant. Aujourd’hui, il règne un tapage infernal. On est loin du murmure…
Chaque enfant – et adulte – s’égosille, faisant résonner au plus profond de nos tympans un cri assourdissant.

Nous faisons rapidement le tour, puis redescendons les étroits escaliers en colimaçon pour trouver du répit dans un coin paisible du jardin.
L’endroit est tout de même très agréable, et la majestuosité de ce mausolée nous rappelle, une fois encore, l’extraordinaire richesse de l’histoire du sous-continent indien.

En quittant Gol Gumbaz, nous rejoignons la vieille ville qui, comme souvent en ces heures moins chaudes de fin de journée, s’agite. Les vendeurs ambulants de fruits nous régalent de goyaves odorantes ou de clémentines juteuses. Partout où nous marchons, nous tombons sur de vieux édifices, ou des vestiges en ruine, témoins de la richesse passée de cette ville. Nous nous plaisons à arpenter le temps.

 

Puis c’est l’heure de l’appel à la prière d’al-asr, qui résonne entre les maisons basses.

Cette journée nous épuise tout autant qu’elle nous comble de culture.
Nous nous arrêtons pour une pause chapla kebab – ces disques de viande pashtoune que nous dégustions à Islamabad. Nous passons fugacement par la Grande Mosquée. Dommage que la plupart de murs aient été recouvert de chaux. Heureusement, le très beau minrab en bois sculpté et marqueté, sur lequel le coran a été écrit en lettre d’or, a été préservé. Le calme inhérent à ces lieux de prières nous permet de profiter encore un peu de la fin de journée.

Fatigués, et en quête d’un bon biryiani, un charmant passant, désireux de nous indiquer l’endroit le plus approprié, nous installe sans ménage dans un rickshaw. Pas le temps de réfléchir, le tricycle pétaradant s’éloigne déjà alors que notre éphémère rencontre nous salue.
Nous sommes déposés dans un gros buibui où nous dégustons ce délicieux plat de riz aux épices dans une ambiance de cantine, les murs jaunis par des années de gras de cuisine, avant de rentrer nous coucher.

Voulant éviter la foule en ce samedi matin***, nous décidons de nous lever aux aurores pour profiter pleinement du monument Ibrahim Rouza, mausolée construit par le Sultan Ibrahim Adil Shah II (1580 – 1627) pour sa femme Taj Sultana.

 

Le site abrite deux superbes architectures aux arches, dômes, portes et bas-reliefs, richement ornementés.
En arrivant, deux petites mamies nous invitent à nous déchausser et nous pénétrons sur un parvis nu d’où nous jouissons d’une élégante perspective.
Le mausolée se dresse sur notre gauche, tandis que la mosquée lui fait face à droite.

 

Alors que la brume de l’aube se dissipe progressivement, les lumières matinales jettent l’ombre des piliers et minarets sur la pierre du tombeau.
Nous sommes seuls. La magie opère. L’émotion est au rendez-vous.
Les sculptures et arabesques qui couvrent le mausolée sont d’une finesse que seule ce matériau peut permettre. Des écritures perses s’enchevêtrent en spirales végétales où s’accrochent motifs géométriques et floraux. Les peinture des murs et du plafond se sont affadies, mais on devine que les façades étaient entièrement colorées.
Nos mains glissent sur ces ornementations, tout comme nos yeux les embrassent, alors que nous faisons lentement le tour de la pièce centrale.
Les yeux en l’air, nous découvrons les chaines suspendues dont les maillons sont sculptés en pierre.

 

Personne. Seules des perruches vertes, des échassiers blancs, des corbeaux noirs et des écureuils marbrés s’agitent autour de nous et nous accompagnent dans notre exploration.
En passant la tête à travers les portes de bois ouvragées, nous découvrons les tombes de la famille du Sultan.
La lumière perce à peine à travers les rares ouvertures et la dentelle de pierre des moucharabiés.

De l’autre côté du parvis, se tient la mosquée, dont les murs ont malheureusement été blanchis et dont on ne distingue plus les peintures et à peine les reliefs.

Aujourd’hui, cette mosquée toute blanche, sans fioriture, apparait comme l’inverse du mausolée sombre et ouvragé qui lui fait face.

Nous profitons pleinement du lieu et quittons silencieusement ce paisible endroit alors même que les premiers bus de touristes arrivent. Nous sommes enchantés.

Nous nous enfonçons dans les ruelles encore partiellement endormies. La vie doucement se réveille, et c’est au pied d’une arche, ancienne porte de la ville, que nous prenons notre premier chai. Croquis, biscuits et conversations de comptoirs, nous voilà repartis, errant le nez en l’air à l’affut de ces détails urbains qui nous plaisent tant.
Nous passons par un marché aux fleurs, un minuscule temple hindou où un papy nous alpague, nous longeons les maisons bigarrées dont les étables occupent le rez-de-chaussée et y saluons les vaches à cornes orange.

Nos déambulations nous font découvrir Bara Kaman, le mausolée non achevé du Sultan Ali Adil Shah II. L’histoire raconte que son père, après l’avoir fait assassiner, en aurait arrêté la construction pour qu’il ne fasse pas d’ombre à Gol Gumbaz.

 

Quoiqu’il en soit, le Sultan, sa femme, ses concubines et ses enfants sont enterrés au milieu de cette foret de colonnes et de voûtes en basalte noir.
Le lieu nous laisse un sentiment de non-abouti, malgré les quelques arches montées, qui témoignent de la grandeur du monument souhaité.

En poursuivant notre découverte de Bijapur, nous tombons sur Gagan Mahal, le palais du Sultan Ali Adil Shah I et de sa femme Chand Bibi (célèbre pour avoir régné sur le royaume et tenu tête aux Moghols), aujourd’hui partiellement en ruine. Nous traversons le paisible jardin qui entoure l’imposante arche. Quelques hommes allongés se reposent à l’ombre des arbres, tandis qu’une poignée d’enfants s’amusent dans ce terrain de jeux archéologique.

 

Lui faisant face, un autre palais nous interpelle, alors que l’association de badminton de la ville de Bijapur a pris possession des lieux.

 

Nous y faisons la rencontre d’un jeune archéologue-historien, qui nous raconte une heure durant, l’histoire de la région, ses dynasties et ses merveilles archéologiques.

Les découvertes s’enchainent, autant architecturales que culturelles dans cette ville qui a tant à offrir. Nous tentons de retenir les noms des royaumes, des villes et des monuments, quel Shah était là avant l’autre, qui a gagné contre qui, qui habitait dans ce palais, et qui y est mort.
Ces journées sont riches et intenses, notre mémoire peine à tout retenir. Mais nous prenons un réel plaisir à voyager à travers les âges.

Le temps d’un jus de canne à l’ombre, nous sommes attrapés du regard par l’accoutrement d’une femme Banjara****. Les couleurs criardes de sa robe, ses bracelets et bijoux clinquants, les barrettes qui pendent à ses cheveux, ses énormes piercings aux narines, son voile… tout est lumineux et coloré.

 

À vrai dire, ce n’est pas la première fois que nous apercevons ces femmes aux vêtements atypiques dans la région, mais aujourd’hui, l’occasion est trop belle pour tenter de poser quelques questions. Alors que son mari retient sa chèvre, Marion va s’asseoir à coté de cette femme. La communication du regard fonctionne. Nous échangeons peu, mais le moment est beau, alors qu’elles s’observent, main dans la main.

Sur le chemin du retour, nous nous arrêtons au Mihtar Mahal, qui n’a rien d’un palais, mais est la porte richement décorée d’une mosquée, au balcon ajouré et aux fines tourelles.
Il n’y a personne, ni pour nous guider vers l’intérieur, ni pour nous empêcher de monter sur le toit en travaux.

 

Tant mieux, la visite prend ainsi un caractère intime et mystérieux, alors que nous scrutons les détails architecturaux de cette tour du XVIème siècle, mélangeant encore une fois les styles hindous et les codes de l’Islam.

Nous passons par Asar Mahal, palais délabré qui abriterait deux poils de barbe du Prophète Mohammed… Indubitablement, pour cette évidente raison, les femmes ne sont pas autorisées à s’y rendre.

 

Brice y fait un tour rapidement. De toute façon, nous sommes claqués.

Un dernier passage par les remparts envahis par la végétation, des ruines de murs, une mosquée, un mausolée, un autre palais en ruine… et nous rentrons épuisés nous reposer, et préparer la suite de notre périple.

Définitivement, ce Sultanat de Bijapur, tout comme ceux du Deccan, était intensément riche.
Il nous tarde d’en découvrir davantage.

Bijapur, mais aussi Bidar, et plein d’autres villes du coin, ne sont dorénavant que des cités indiennes lambda, perdues au milieu du plateau du Deccan et loin des circuits touristiques. Leurs monuments sont laissés aux affres du temps et de la météo, voire même en totale déliquescence, et le gouvernement peine à les mettre plus en valeur.
L’Inde est si riche et son patrimoine si vaste…

De notre côté, nous sommes ravis de nos surprenantes découvertes au fin fond du Karnataka.

 

 

  • De tous nos séjours en Inde, le KSRTC (Karnataka State Road Transport Corporation) est le meilleur service de bus que nous ayons utilisé. Un réseau tenu, une grande fréquence, des chauffeurs et conducteurs sympas, des gares propres, spacieuses et bien informées, des bus bien maintenus, et pas de prix « laowai »… Seul tout petit défaut, source de migraine : le klaxon aussi bruyant à l’intérieur qu’à l’extérieur.
    Cerise sur le gâteau, ils ont aussi pas mal de bus urbains – ce qui est loin d’être fréquent en Inde.

** La dynastie Adil Shah a régné de 1489 à 1884, à la suite du morcellement du Sultanat des Bahmani, et laisse derrière elle un important patrimoine.

*** On essaie le plus souvent possible de limiter les visites le week-end en Inde, pour éviter le monde… mais en semaine, on se retrouve avec des sorties scolaires.

**** Les Banjara ou Lamani sont un peuple nomade probablement originaire d’Afghanistan, du Pakistan, ou du Rajasthan. Ils seraient environ 6 millions répartis en Inde – principalement dans le Sud du pays. Ils ont leur propre langue basée sur le sanskrit (le romani, langue des Roms en découlerait).

9 thoughts on “Bijoux pour l’Histoire

  1. La taille démesurée des monuments et les couleurs chatoyantes. On retrouve bien l’Inde, mais malgré le texte, toutes vos photos ont un caractère plutôt apaisant et calme, même avec les enfants. Vous avez encore combien de retard à rattraper ?

  2. Tant de merveilles dans une région méconnue… c’est presque un cadeau que les touristes l’ignore même si la contre partie est que l’état ne les entretient plus

  3. Wouaaaah.
    La photo du monument de Ibrahim Rouza avec la femme en sarri violet de dos au premier plan est juste MA – GI – QUE.

    Ma préférée de toute l’inde de la bourlingue !!

    Beso

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