D’Inde au four

Prendre le train en Inde est une aventure en soit.
Nous avions déjà compris les différentes classes offertes (1AC, 2AC, 3AC, CC, Sleeper et 2nde Général*), mais on a découvert des sous-catégories que nous ne soupçonnions pas.
Ainsi, nous sommes sur liste d’attente pour partir de Bombay – ce qui est souvent le cas dans les trains en Inde – mais nous avons un billet avec un siège réservé en 2nde classe Général.

En arrivant à la gare de Dadar, les quais sont, comme à l’accoutumé, bien remplis. Mais lorsque le train arrive, nous nous retrouvons confortablement installés dans un wagon presque vide, au calme et bien assis sur notre banquette molle.
Soulagés, nous pensions naïvement que ce voyage de huit heures serait peinard…
Bien évidemment, c’était oublier que nous sommes en Inde et qu’en Inde la nature a horreur du vide.
Par conséquent, il y a du monde partout et tout le temps.

Ainsi, après quelques arrêts dans les gares de banlieue, notre wagon est surchargé. Nous nous retrouvons à 4 sur des banquettes de 3, des gens entre nos jambes, des enfants accoudés à nos genoux, d’autres à califourchon sur les dossiers des sièges, des femmes assises en tailleur jonchent le couloir, allaitant parfois leur bambin.
À ceci s’ajoute un flot incessant de vendeurs ambulants se hissant à travers cette plèbe voyageuse dense.
Et pourtant, chose incroyable, un groupe de gentils papys musulmans arrive à faire se lever les co-passagers de leurs banquettes afin de se mettre à l’aise pour la prière de l’après-midi.
À travers les barreaux des fenêtres sans carreau, nous observons le paysage qui défile et se transforme. Tout devient beaucoup plus sec, aride et désertique.
La température augmente à mesure qu’avance l’heure et notre train vers l’intérieur des terres et que nous nous élevons sur le plateau de Dekkan – aux allures parfois de Grand Canyon.

Petit à petit, la chaleur devient étouffante. Il fait extrêmement sec. Et il fait près de 45°C.
Comme souvent dans ces moments-là, nous débranchons nos cerveaux et tombons dans un état léthargique qui nous permet de tenir les huit heures de trajet sans pouvoir nous lever, aller aux toilettes ou simplement se dégourdir les jambes.

Aurangabad nous accueille sous une chaleur torride.
C’est une petite ville indienne (1.5 millions d’habitants) lambda ceinturée de remparts. Raisonnablement bruyante, aux rues poussiéreuses et, il faut le dire, assez sale.


Une fois nos sacs déposés, et le mercure retombé à un niveau acceptable, nous partons en balade dans cette ville à la richesse patrimoniale insoupçonnée.
Première étape : Bibi Qa Maqbara.
Une copie miniature du Taj Mahal, gratifiée de l’injuste titre de Taj Mahal du pauvre.
Certes, les murs sont pour la plupart en stuc – voire peints, et non pas en marbre comme le célèbre mausolée d’Agra. Alors sur le déclin, et sous l’obscurantisme porté par son souverain, le royaume Moghol se limita dans le choix des matériaux et le raffinement des détails et seul le bâtiment central est dans la précieuse roche calcaire.
Mais la quiétude du lieu et la vue du site sur fond de collines asséchées par les chauds rayons solaires nous apaisent et nous ravis.
L’allée, bordée de frêles cyprès, accompagne la perspective et souligne la magnificence du bâtiment.


Ce mausolée aurait été construit au XVIIème siècle en l’honneur de sa mère** par Azam Khan, fils de Aurangzeb et petit-fils de Shah Jahan – celui du Taj Mahal et du Fort de Lahore.
On retrouve le style moghol, qui étranger pour nous il y a encore 5 ans, est aujourd’hui reconnu et intégré au fur et à mesure de nos pérégrinations dans le sous-continent indien (depuis Peshawar, en passant par Lahore, Delhi, Jaipur ou les incroyables palais de Gwalior), et dont c’est le seul exemple architectural de ce type dans la région.

Les dômes gonflés surmontés de collerettes fleuries et pointues, ces minarets élancés qui abritent alcôves et balcons, les motifs floraux et géométriques. Les bassins, les plateformes et même la mosquée construite plus tard, participent à la ressemblance avec le Taj Mahal.
Persiennes et dentelles de marbre, bas-reliefs ouvragés de fleurs et d’arabesques, travail du bois et du métal pour orner les portes ou les ouvrants, nos yeux se baladent sur ce mausolée immaculé bien que décrépi par le manque de maintenance.

La lumière de fin de journée nous permet de profiter pleinement du moment. Il n’y a pas trop de monde, et les quelques sari colorés habillent de façon élégante** ce qui apparait comme un trésor opalin dans un paysage d’or.

En rentrant, nous nous arrêtons pour un salvateur jus de canne, cette boisson désaltérante dont nous abusons désormais sans limite.
Accrochées à la roue du laminoir, les grelots tintent de leur doux son, invitant le badaud à une pause rafraichissante comme le Père Noël à célébrer le réveillon.
Ce sera ainsi notre QG des prochains jours. Dinah est incroyablement efficace et organisé, et chaque jus de canne qu’il nous sert est un bonheur instantané.
Accompagné d’un petit citron pressé, qu’il coince entre les cannes, le jus se mélange et se refroidit sur un pain de glace disposé dans une écuelle en inox, avant d’être filtré et servi dans de grands verres – propres. À 10 Rs le verre, c’est par deux ou trois que nous les enchainons, profitant du « bon sucre » naturel de la canne, et des bienfaits énergétiques et diététiques de cette tige désaltérante.


Un pav et des nouilles sautées plus tard, trois douches à l’eau « froide » – mais parfois à la limite du brûlant à cause des réservoirs installés sur les toits, et le ventilo’ à fond, nous nous endormons péniblement et en nage dans la tiédeur de notre chambre.

Le lendemain, nous partons nous balader vers le Fort de Daulatabad.
La ville, alors située sur les routes caravanières, est célèbre pour être, au XIVème siècle, la capitale de la dynastie des Tughlûq.
Le Sultan Muhammad Bin Tughluq y transféra de force l’ensemble de la population de Delhi, faisant ainsi de nombreuses victimes.
Deux ans plus tard, la ville est abandonnée à cause du manque d’eau.

Construit au XIIème siècle, sur une colline d’environ 200m de haut, son bâtisseur de la place forte décida de raboter la base du rocher pour en créer un ilot isolé par de larges et imposantes douves en eau.

En cette période de l’année, il n’y a bien évidemment pas la moindre goutte dans ces rigoles, et même le paysage alentour est complètement brulé par le soleil ardant.
Nous nous satisfaisons cependant de ces couleurs ocre et airain, qui nous obligent à fouiller dans notre vocabulaire.
Nous découvrons de hautes murailles, surmontées de créneaux arrondis. Des ouvertures ici et là, des colonnes sculptées encadrants des niches assombries où de nombreux singes Langur ont trouvé refuge. Ce site est, encore une fois, peu visité, et nous prenons un vrai plaisir à être seuls.

Nous passons à travers différentes constructions : le monastère aux piliers géométriques et finement burinés, l’immense minaret à la base disproportionée, et quelques palais où seules les ouvertures des fenêtres ou les arches des passages sont encore debout.

Les massives portes s’enchainent à mesure que nous prenons de la hauteur.
Au loin, en contrebas, nous apercevons les murailles, qui serpentent à flanc de collines à travers le terrain vallonné.
Cette place forte présente une défense à toute épreuve, et fait que la ville n’a jamais été prise.

On remarquera ainsi de nombreux dédales et voies sans issues pour perdre les assaillants, des passages en angle droit pour ralentir leurs manœuvres… Enfin, une fois le ravin de 30 mètres de profondeur et 10 mètres de large passé, le seul moyen d’accéder à la partie haute était à travers une grotte obscure et que l’on inondait d’un grand feu en cas de retraite. Aujourd’hui, ces passages ne sont peuplés que par des nombreuses chauves-souris qui trouvent ces grottes agréables.

La température élevée et le vent sec nous imposent un rythme lent.
L’air torride s’engouffre dans les niches et alcôves du palais encore existant et nous cuise le visage comme si nous étions dans un four – à 45°C, l’acier n’est plus « froid » mais au contraire, brule presque la peau.
Nous soufflons et respirons, faisons des haltes croquis en nous rafraichissant des litres d’eau chaude que contiennent nos gourdes.
Nos joues sont rouges de chaud sur le chemin qui nous mène au sommet de la colline.
D’ici, nous dominons les vallées dorées des alentours, plongées dans une douce lumière.
Difficile d’imaginer qu’après les moussons, ce paysage aride est empli d’un vert omniprésent.

Nous prenons soin de nous retourner en redescendant, contemplant une dernière fois cet imposant fort, avant de rejoindre Aurangabad et Dinah pour un rafraichissant jus de canne.

C’est de bon matin que nous sautons dans un bus pour aller voir les grottes d’Ellora.
Cet ensemble troglodyte s’étale du Ier s. jusqu’au XIIIème s.
Creusée à même le basalte, dans un ouvrage titanesque comme seule la foi peut être le vecteur, une trentaine de monastères, temples bouddhistes, hindous ou jains se dessinent sur les pentes et se distinguent de la masse rocheuse.

Nous commençons notre balade par le célèbre temple hindou Kailâsanathâ (construit vers 750).
Comme sur tout le site, il a été complètement excavé de la montagne. Chaque colonne, toit, sculpture et relief n’est qu’un unique et énorme bloc de roche. Il est impressionnant d’imaginer le travail de fourmis pour creuser la colline à partir de son sommet vers le bas (s’évitant ainsi l’usage d’échafaudage), pour enfin faire naitre d’un caillou tant de détails et de précision.
Tu imagines le travail de projection quand tu commences à creuser par le haut ?
C’est simple, ce serait la plus grosse structure monolithique construite par l’Homme.
Le temple accueille une large coursive d’où l’on peut aisément comprendre le talent de ses bâtisseurs. De larges piliers semblent soutenir – s’il était besoin ! – l’imposante masse rocheuse que nous abrite.

Les bas-reliefs sont d’une finesse étonnante et nous permettent de nous plonger dans l’univers de l’époque.
Nous faisons lentement le tour. Ce temple semble avoir été creusé à la petite cuillère. Il est riche et complexe.

À l’intérieur, les pièces s’enchainent sur différents niveaux, les escaliers invitent à pénétrer ce monolithique labyrinthe.
L’un d’eux mène au temple sombre central, dédié à Shiva.
Nos yeux s’habituent progressivement à l’obscurité et se baladent sur ces détails qui apparaissent progressivement. Nous sommes subjugués et émerveillés face à ce travail titanesque.
Quelques peintures – plus tardives – recouvrent encore partiellement le plafond du lieu sacré, où un énorme lingam (symbole de la Création – et de Shiva) est sculpté dans une large niche.

S’en suit alors une trentaine d’autres grottes, le long d’une large paroi rocheuse, que nous longeons sous un soleil presque zénithal.

Certaines grottes ne sont que des monastères aux colonnes austères, où l’on distingue de minuscules et sombres cellules monacales au-delà des travées. Ces bâtiments simples n’en demeurent pas moins impressionnants, tandis que d’autres monastères se pavent même de plusieurs étages.


Nous enchainons les grottes, admirant le travail de sculpture de précision, les sites hindous font place à ceux dédiés à Bouddha.

 

Temples et monastères se succèdent, plus impressionnants les uns que les autres.
Trônant dans leurs niches, d’énormes Bouddha joviaux, sont taillés à même la roche. Aucun droit à l’erreur.
Et au-delà de ce défi, nous restons abasourdis par la taille des piliers, les plafonds burinés, les sols nivelés, les marches égalisées, les corridors et passages cachés.
Le tout dans un environnement étonnement calme.

La grotte Vishvakarma est un joyau architectural. La voute reprend les codes de la charpenterie et protège de façon majestueuse un large Bouddha assis, posant au centre de l’édifice.
La lumière est belle, et à mesure que nous nous éloignons des sites principaux, nous sommes seuls. La magie opère inévitablement.

Enfin, nous découvrons les grottes jains, creusées au cours du IXème s.

Ces dernières sont les plus riches en détails. Ce sont de véritables palais, chargés de sculptures et bas-reliefs, peintures et idoles. Les colonnes ouvragées supportent des plafonds peints, et sculptés. Nous en oublions que nous sommes dans des cavernes creusées à la main.


Nous nous posons à l’ombre, toujours étonnés du travail incroyable que ces grottes ont suscité. Étonnés de la proximité des grottes, abritant différentes religions.
Ces monastères et temples étaient habités. La vie des moines et autres dévots se déroulaient ici, à l’ombre de de ce basalte noir, chacun vaquant à sa religion en cohabitation sereine avec son voisin. Peut-être les habitants étaient plus tolérants à l’époque ?

Nous quittons Ellora, heureux de cette superbe visite. La technique, la grandeur, la multiplicité, les détails, les colonnes, les étages, les sculptures, le raffinement. C’était beau.


Il fait une chaleur accablante et nous retrouvons Dinah pour un dernier jus de canne à sucre.

La ville d’Aurangabad reçoit peu de touristes (étrangers) et c’est un mal, puisqu’elle a énormément à offrir.
Un beau coup de cœur pour redémarrer notre troisième séjour en Inde après notre préambule mumbaikar.

 

 

‘* Nous avions déjà survolé le sujet du train en Inde, et de ces nombreuses classes.
1AC et 2AC – les classes les plus chères, rarement proposées dans les rames. Compartimentées, avec clim’ et vitres aux fenêtres.
3AC – 3 niveaux de couchettes (où durant la journée, s’assoient 3 ou 4 personnes) + plus 2 couchettes de l’autre côté du couloir, le tout climatisé et vitres aux fenêtres. Luxe que nous nous octroyons parfois.
CC – se sont des sièges, comme dans un train de « chez nous », mais parfois sans carreau (et donc Clim’)
Sleeper – couchette (banquette durant la journée), sans clim’. Fenêtre grande ouverte (derrière des barreaux) sur le paysage. Cela permet d’avoir du vent, de la pluie, les odeurs des champs traversés, des garnitures de frein, des latrines ou d’ordures enflammées. C’est la majorité des voitures équipant les rames et permettent de faire 500km pour moins de 500Rs.
2nde Général ou || – le wagon de tout le monde. Tant qu’il y a du papier, le mec du guichet imprime des tickets.
Ce sont les wagons les plus chargés, avec des gens partout. Par terre, sur les marches, sur les banquettes, et les portes bagages.

On parlera du machiavélique système de réservation plus tard.

** Il y a cependant controverse concernant la paternité de la construction de ce monument.
En effet, la date d’édification du tombeau n’est pas confirmée, cependant, il apparait que quelque soit l’hypothèse, Azam Khan aurait été trop jeune pour en faire la commande. Ce ne pourrait alors qu’être Aurangzeb.
Or, ce souverain, fils du prestigieux Shah Jahan, est loin d’être aussi bien considéré par la postérité. Bien que sous son règne l’Empire Moghol fut plus grand que jamais, son accession au trône ne se fit qu’à la suite de complots et guerres fratricides et l’emprisonnement de son propre père dans le fort d’Agra.
De plus, contrairement à ses prédécesseurs, Aurangzeb imposa une pratique orthodoxe de l’Islam, attisant de nombreux conflits religieux, détruisant une part importante du patrimoine indien, et rompant avec la tradition de mécène des souverains de l’époque.

Le seul monument qu’il laisse derrière lui n’est donc que la tombe de sa femme qui, par comparaison au chef-d’œuvre de son père, est un bâtiment mal équilibré, construit avec des matériaux bon marché et à la décoration maladroite. Bibi Qa Maqbara est la preuve à lui seul de la décadence de l’art moghol au cours de son règne.

Et on comprend pourquoi les historiens et le peuple indien veulent l’oublier son nom.

 

9 thoughts on “D’Inde au four

  1. “….sari colorés habillent de façon élégante** ce qui apparait comme un trésor opalin dans un paysage d’or” : … et le premier prix de poesie est decerne a … Marbrice Bravo !

    “DInde au four” : … et le premier prix de joke cuisiniere est decerne a … Brimar ! Encore Bravo ! Et surtout ne relachez pas l’effort !

    On connait tous Alep, au moins en photo, mais c’est de la gnognotte a cote d’Ellora ! Que personne ne connait et en tt cas pas moi !

    Ca me rappelle mon envie de lire les bios des grands Monghols Gengis, Tamerlan … Season 9 de Game of Throne en somme..

    Ps: vous avez disparu des photos au fait …

  2. Impressionnant de se dire que le fort a été creusé par l’humain dans la roche… surtout s’il faisait déjà des chaleurs pareils à l’époque. Y’avait quand même l’air d’y avoir pas mal de visiteurs, même si vous dites que ce ne sont pas des touristes étrangers. Au jeu « Où est Charlie », on vous voit assez souvent sur les photos : ça fait plaisir

  3. Je n’imagine pas le temps nécessaire à la construction de ce temple troglodyte. Les égyptiens sont des petits joueurs !!!

  4. Etonnant aussi de voir ces différentes religions cohabiter dans une telle proximité, avec sans doute beaucoup de respect les unes pour les autres…
    prenons en de la graine !

  5. * (…) nous apaisent et nous ravisSENT.
    Oh le rabat-joie 😉
    Vraiment fou ces constructions, Petra peut aller se rhabiller !
    Bises

  6. Incroyable ces temples creusés en négatif
    Je serais curieux de voir les plans de constructions.
    Sur ce type de chantier, le moindre ouvrier devait être un ingénieur avec une vision 3D inversée THX dolby doble lense Leica III…
    Et ils ont dû mettre des décennies à le faire non ? Á la vue de certains temples, on dirait que les piliers sont encore bruts « non décorés ». Marion, tu ne t’es pas laissé tenter ?

    En tout cas c’est magnifique !

    Un abrazo

  7. Maori :  » ce sont bien des éléphants ? … ou des vaches ? ou des lions ? »

    En effet ça devait ça devait être bien calme et reposant et surtout …. »frais »!
    Comment ça doit être trop bon ce jus de canne, ça donne bien envie.

    Et oui étonnant de voir cohabiter ces 3 religions … si tout pouvait être comme ça , en parfaite harmonie

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