J10
Khangsar à Ledar
Khangsar : 3750m alt.
Ledar : 4203m alt.
Col : 4169m alt.
Passerelle : 3821m alt.
10.7km – total : 3h33’
Nos colocataires népalais nous réveillent bruyamment vers 5h du matin.
Ils ne sont ni discrets, ni efficaces. On ne sait pas bien comment le temps s’est autant dilaté pendant que nous nous préparions, mais nous quittons l’auberge à 7h30, alors qu’ils n’ont pas encore entamé leur petit-déjeuner.
Ils ont pourtant une longue journée devant eux.
Au cours des deux prochains jours, nous devons faire attention à monter doucement, afin de ne brusquer ni notre physique, ni notre métabolisme, et de rejoindre le camp de base supérieure du pic de Thorung 1100m plus haut.
Sans échauffements préalable, le sentier nous fait, dans un premier temps, grimper une raide ligne droite le long de la montagne faisant face au village. Les murets de pierres nous guident vers une partie plus plane et moins physique. On prend le temps de souffler et de nous retourner pour observer le village de Khangsar, encore baigné par les lumières matinales.
Le petit chemin de traverse nous fait longer les champs en pleine moisson. Nous sommes entourés de touffes végétales orangées et quelques yaks placides se languissent paisiblement tout en profitant des chauds rayons.
L’environnement dans lequel nous évoluons ce matin est vaste et calme. Nous prenons le temps de nous retourner régulièrement.
Nous rejoignons le sentier provenant de Sri Karka, puis la confluence des rivières Marsyangdi et Jharsang Khola après 1h de montée, 460m D+ et 2,5km.
La vue depuis ce belvédère naturel est époustouflante. Suspendus à l’extrémité de la crête sculptée par les rivières, nous avons l’impression de survoler la large vallée que nous empruntions quelques jours plus tôt. De part et d’autre, les puissantes chaines d’Annapurna et de Chulu saupoudrées de blanc, sont massives. Et au milieu, la rivière luisante méandre pour se perdre vers l’horizon.
Ce point de vue nous offre un panorama global sur cette vallée au cœur de laquelle nous évoluions. Nous étions alors dans le détail, vivant au plus près la géologie de ce terrain. Depuis ce cap, nous lisons les massifs, les rivières et les failles. Comprenant un peu mieux comment toutes les pièces du puzzle s’imbriquent.
Ce promontoire nous permet aussi de prendre du recul sur l’épreuve parcourue.
En contrebas, le minuscule village de Manang occupe discrètement le terrain, presque imperceptible dans ce tableau monumental.
Le fin tracé gris clair du sentier s’étire du village et court le long du versant opposé.
Nous jetons un dernier coup d’œil sur Tilicho que nous laissons derrière nous, et nous élançons vers la nouvelle vallée qui se dévoile sous nos pas.
Nous entamons une descente raide et infinie, peut-être la pente la plus sévère et longue que l’on ait arpenté jusqu’ici.
En changeant de vallée, nous changeons aussi de paysage, et de saison. Nous quittons ces derniers jours d’hiver pour un sursis automnal. Les arbres sont parés de feuilles jaunes et dorées, les arbustes sont rouges, et certains branchages sont nus.
Le sentier rejoint le lit de la rivière, située 390m en contrebas. Trente minutes de marche, retenus par nos genoux fatigués par les derniers jours intenses, et nos pieds qui butent sur le bout de nos chaussures, qui fatiguent elles aussi.
Nous sommes soulagés alors que nous rejoignons le pont de bois qui enjambe la rivière. Nous faisons une courte pause. Etienne souffre de son genou, la pression du col de Thorung grimpe à mesure que nous progressons, tout comme le corps fatigue après 10 jours de marche.
Mais le moral est bon, nourri par la beauté des paysages. Nous respirons à plein poumons. Nous avançons.
Une fois la rivière passée, un plateau d’herbes rases et or nous offre un panorama incroyable sur les Annapurna derrière nous. Ces massives montagnes se dressent tels des géants, gardiens infranchissables d’une région encore préservée de l’Homme. Ils sont les protecteurs de la vallée, côtoyant depuis des millénaires les cieux azurs. Ces sommets, si hauts et pourtant si proches, veillent sur nous et notre route, habillés de leur éternelle robe blanche.
En surplomb du plateau, nous rejoignons les quelques randonneurs ayant quitté Manang de bonne heure, le sentier principal du Circuit des Annapurna et ses balises rouges et blanches.
Autour de nous, de nouvelles montagnes pointent de leurs sommets. Purpung Himal (6500m alt.) sur notre gauche, le massif de Chulu sur notre droite et nous pensons apercevoir celui de Thorung, aux pans de roches grises.
Le paysage s’est élargi. Il s’est décharné aussi. Le flanc sur lequel nous évoluons entourés de courts buissons. En contrebas, les eaux gris clair de la rivière Jharsang Khola chahutent quelques cailloux polis par les temps.
Devant nous, les différents hameaux-dortoirs aux toits bleus rompent avec l’unité colorimétrique du paysage, comme autant de points de repères nous indiquant la direction à suivre.
Le village de Yak Karka est un hameau touristique presque sympa. Un petit Manang. Les larges maisons aux murs de pierres se parent de terrasses ensoleillées, où il ferait bon boire un thé chaud. Mais nous décidons de continuer jusqu’à Ledar (200m D+ / 30’), afin de réduire encore un peu les distances pour le lendemain, et maximiser ainsi notre acclimatation (même si les derniers jours de marche et nos deux allers-retours au lac de Tilicho ont bien boosté notre production de globules rouges).
Rapidement, sur une lande à la végétation pauvre, un terrain presque plat enchante nos mollets.
Nous atteignons le hameau de Ledar un peu plus tard, après la traversée d’un nouveau pont suspendu enjambant le lit caillouteux d’une rivière, presque à sec en cette saison.
Il n’est qu’onze heures du matin, la journée d’aujourd’hui aura été courte (moins de onze kilomètres), et pourtant fatigante. Certainement en raison des fortes déclivités combinées à l’altitude toujours plus élevée.
Passés les deux énormes hôtels dortoirs à l’entrée du village, on s’installe dans une petite auberge « dans son jus ». Le gérant n’est pas des plus affables mais nous mettons ça sur le compte de la masse touristique… C’est dommage.
Notre chambre est rustique. Un mur épais d’un côté, de l’autre une mince plaque de contreplaqué, une fenêtre avec vue sur les monts nous faisant face, et un toit en tôle ondulé en fibre de verre plus bâche. On sent qu’on ne pas avoir très chaud ce soir, mais pour l’heure, le soleil est au zénith et il fait incroyablement bon sous ses rayons.
Longue séance d’étirements et nous passons le reste de la journée dehors. Lessive à l’eau gelée des glaciers, dominés par 2000m du puissant massif de Chulu, puis lecture sur les cailloux chauds.
Cette après-midi oisive est la bienvenue. Comme des reptiles, nos corps se prélassent sous les rayons, emmagasinant le plus de chaleur possible avant que le soleil ne disparaisse derrière les montagnes.
De nombreux marcheurs continuent leur progression.
Un groupe d’Allemandes surgit au coucher du soleil, maquillées et parfumées à enivrer la moitié du village de leurs effluves fleuries. C’est un peu irréel, l’une d’elle s’est même encombrée d’une paire de baskets d’intérieur !
Nous rentrons nous installer dans la pièce commune, patientant que le poêle, alimenté en bouses de yaks séchées, réchauffe l’atmosphère fraiche de l’auberge. Mais le feu ne prend pas, et nous passons une froide soirée dal bhat et jeu de cartes sur un bout de table pas très propre.
Brice est un peu malade du ventre (serait-ce l’eau ? À moins que ce ne soit la pastille de « Micropur » de la veille ? ou un mauvais morceau du fromage qui nous reste encore ?)
La soirée ne s’éternise pas, nous avons tous froid et la fatigue nous invite rapidement à rejoindre nos lits-durs sous d’épaisses couvertures-molles.
Thorung-La se rapproche inexorablement. Nous avons du mal à y croire.
Khangsar : 3750m alt.
Ledar : 4203m alt.
Col : 4169m alt.
Passerelle : 3821m alt.
10.7km – total : 3h33’
J11
Ledar au camp supérieur de Thorung
Ledar : 4203m alt.
Thorung High Camp : 4865m alt.
6.3km – total : 2h07’
Nous quittons péniblement notre lit ce matin. L’air est froid même dans la chambre. Emmitouflés sous nos polaires, bonnets, sacs-de-couchage et grosses couvertures, nos corps se sont réchauffés et nous sortons timidement le bout du nez.
Dehors, le soleil n’est pas encore passé par-dessus les montagnes et le paysage est baigné de cette ombre bleue, si mystérieuse. Engoncées d’une fine couche de givre, les herbes sont figées dans leur léthargie, et au loin, les Annapurna étincelants apparaissent si clairvoyants sur la vallée encore endormie.
L’eau qui coule de la source est glacée et s’est figée dans le bac, rendant l’épreuve du réveil et du débarbouillage matinal un peu plus difficile encore. Malgré nos corps crispés par le froid, nos yeux ne cessent de glisser sur le paysage qui nous entoure. Qu’il est magique de se réveiller ici.
Nous nous réchauffons avec grand peine à chaque bouchée du tsampa – à grumeaux, rangeons péniblement nos affaires, les mains endolories par le froid, et quittons Ledar à 7h00, sous un large et grand ciel clair.
Les températures sont encore bien basses, et le chemin sinue à travers un paysage fragile de rosée cristallisée. Le versant opposé est inondé des rayons matinaux du soleil où la vie semble déjà s’être éveillée. Nous sommes toujours dans l’ombre de la montagne que nous longeons, et nous marchons vite, tentant de nous réchauffer. Nos mains ont froid dans nos gants de soie fins. Nos corps sont contractés, et chaque respiration semble brûler le fond de nos narines et poumons.
Brice et Lars, en tête de peloton, progressent à une allure de marathoniens professionnels, Marion tente de les suivre, mais elle a du mal à poser sa respiration. Étienne, ferme la marche, d’un rythme plus tranquille, imposé par son genou qui lui fait toujours mal.
Les quelques randonneurs que nous doublons sont équipés de chaudes vestes, alors que les yaks se satisfont de leurs épaisses fourrures, mouchetées de condensation gelée.
Après 50min d’une marche active, nous traversons un frêle petit pont de bois qui nous fait rejoindre le versant ensoleillé de cette vallée encaissée.
Enfin, nos épaules et nos muscles se relâchent. Notre rythme ralenti un peu, nos corps se délectant du soleil bienfaiteur.
Brice et Lars attendent Marion quelques minutes, profitant de ce répit pour observer leur environnement.
Il est étonnant de voir comment le paysage et la géologie évoluent, et nous atteignons aujourd’hui la limite végétale. Les parois sont désormais rocailleuses. Il aura fallu attendre de franchir 4200m alt. pour que la flore disparaisse, au profit d’un sol rocailleux et minéral à la roche friable (étonnant quand on compare aux paysages alpins européens).
Nous reprenons notre progression rectiligne dans ce couloir hostile aux parois pierreuses.
Il y a un peu de monde. Le chemin semble de plus en plus fragile, alors que nous arrivons dans une zone de glissement de terrain où nous sommes à la merci des chutes de pierre intempestives.
La roche est acérée telle des copeaux d’ardoise, qui glissent sous nos pieds. Un mélange de poussière lamellaire et de roche brisée qui nous invite à la prudence. Nos pas sont plus lents, attentifs au terrain. Un canyon émerge du mur minéral qui nous fait face, toujours dans l’ombre des massifs de Chulu (6584m alt.).En dessous de nous, le lit de la rivière, obstrué par les cailloux dévalant les pentes abruptes du terrain, serpente difficilement dans ce paysage accidenté. Les pierres qui glissent sur la paroi dévalent les flancs chutent à une vitesse incroyable. Ce sont de véritables projectiles.
Nous avançons prudemment, le nez en l’air, scrutant le haut du versant, mais malgré notre lente progression, Brice se retrouve sous une volée de cailloux, se baissant brusquement, évitant de justesse un bolide, qui s’écrase quelques dizaines de mètres plus bas, dans le lit de la Jharsang Khola.
Notre traversée précautionneuse nous fait rejoindre le bout du canyon alors qu’un peu plus loin, le camp de Thorung Phedi brille de ses toits de tôle que nous rejoignons en 1h20’.
Nous ne nous y arrêtons pas. Nous laissons la Jharsang Khola et continuons, tous les trois, notre progression en direction du camp supérieur de Thorung. Il faut dire qu’il est 8h30, et nous sentons que nous sommes « presque » arrivés.
« Presque » est un bien grand mot alors que nous évoluons à 4500m alt.
Il nous reste 375m D+, et seulement 1.3km à gravir (49min). C’est très très très raide. Incroyablement incliné.
Pour pouvoir la gravir, de nombreux chemins vernaculaires – sillonnés par les mules transportant les denrées au camp haut – serpentent entre une crête rocheuse et un toboggan de pierre qui n’attendent qu’une pichenette pour dévaler la pente et aller s’écraser sur le camp de base de Throng Phedi qui rapetissit rapidement à mesure que nous prenons de la hauteur.
Installé sur les flancs de ces monstres montagneux, un troupeau de grands bharals nous narguent de leur habilité naturelle à gambader allègrement sur ces pentes qui nous demandent tant d’efforts.
Brice et Lars, très en forme encore, filent en tête, rattrapant au fur et à mesure les premiers randonneurs.
Marion fatigue et ralentit son rythme dans l’ascension de cette immense paroi abrupte et désolée. Étienne, quant à lui, nous racontera s’être fait une pause-café-clope au camp.
Pour tous, cette montée est difficile et se fait à un rythme lent, la respiration est courte et cadencée sur la foulée.
Chaque pas demande un effort important. Nous sommes en limite de souffle, et chaque fois que nous déglutissons ou toussons, nous arrêtons pour prendre une photo, notre rythme respiratoire est bouleversé, nous donnant l’impression désagréable d’un essoufflement soudain.
Mais malgré ce dernier kilomètre et le défi qu’il représente, nous nous délectons du paysage qui nous entoure, savourant chaque recoin de montagne, la géométrie des obliques et des pointes, chaque failles et fissures, le dégradé de couleurs des roches, le blanc étincelant des sommets, les plissures, les minuscules fleurs bleu azur qui s’agrippent sur les cailloux recouverts de mousses orange, rouge et jaune.
Un pas après l’autre, sans trop regarder le haut de la montagne, nous avançons, nous rapprochant du camp de base supérieur.
Les chaussures glissent sur les cailloux, nos genoux peinent à nous porter quand une marche se fait trop haute, notre corps va chercher dans ses profondes ressources.
Doucement, après le passage d’un éperon rocheux que nous contournons dans son imposante ombre, la pente se fait sensiblement moindre, laissant apparaitre les murs de pierres des logements du camp de base.
Ça y est. Nous y sommes. La foulée s’allonge tant bien que mal. Le sourire réapparait sur nos visages concentrés sur l’effort de cette ascension.
Il est 9h10 alors que Brice et Lars atteignent le plateau du camp supérieur de Thorung. Ce sont les premiers* de la journée, suivit une dizaine de minutes plus tard par Marion.
Nous nous prenons tous dans les bras, nous félicitant d’avoir passé cette épreuve.
Nous posons nos affaires dans une chambre simple et rustique comme un camp de base perché à 4865m alt. au milieu des Annapurna peut nous offrir. Le gérant et son équipe sont sympa, et offrent un service bien plus agréable qu’à Tilicho.
Nous faisons le tour du camp, et étirons nos muscles brûlants.
Il est tôt, et nous sommes encore seuls. Histoire de profiter pleinement du lieu avant la cohue, nous décidons de grimper un tumulus surmonté de cairns et d’un stupa décoré d’une multitude de drapeau à prières, et qui surplombe le camp de base et la vallée.
De vrais maso’.
Mais à 9h45, nous prenons notre goûter à 4950m alt.
Et ça, c’est la sacrée classe.
Quel environnement incroyable ! Quelle magnificence nous avons la chance d’observer. Ces montagnes s’offrent à nous, habillées tantôt de neige, tantôt de roches nues. À cette heure, le soleil n’est pas encore haut, et fait scintiller les pentes de glace qui nous font face.
Nous ouvrons grands nos poumons, faisant entrer et circuler la plus petite des particules d’oxygène au plus profond de nos cellules.
Nos yeux ont peine à croire ce qui leur fait face, tout comme nos jambes, qui nous portent encore.
Tout en bas, au pied de la rivière, au fond du canyon, on aperçoit, en tout petit, les toits du camp de Thorung Phedi. La vallée fait une boucle étroite. Les parois ne sont plus si éloignées.
De l’autre côté, les montagnes grises aux pentes nues sont parfois gratinées d’une herbe roussie par le soleil. Des torrents sinuent depuis les glaciers et les cimes immaculées. La limite de neige est franche, comme rigoureusement tracée à la règle.
Ce paysage est beau et désolé. Affreusement inhospitalier. Intrigant.
Et au Sud, toujours le massif Annapurna qui surpasse tous les autres et que nous continuons d’admirer.
Nous restons de nombreuses minutes ici, sans être déranger par qui-que-ce-soit, dans une contemplation silencieuse.
Cent mètres plus bas, les randonneurs arrivent au compte-goutte.
Puis, c’est le tour d’Étienne. Il dépose ses affaires et grimpe se joindre à nous.Le vent, doucement se lève, et au bout d’une bonne heure sur notre belvédère naturel, nous redescendons avant de prendre froid et entrons dans la dining room, que nous quitterons qu’à la nuit tombée.
La journée est longue, mais bien accompagnés nous ne voyons pas le temps passer.
Jeux de cartes (Kabu), pain tibétain et thé à profusion, pommes de terre, plats de pâtes et dal bhat, nous tentons de nous réchauffer comme nous le pouvons et nous délectons de plats chauds.
La salle se rempli bien vite, et nous sommes bientôt une bonne grosse centaine à nous occuper comme nous le pouvons.
Heureusement, nous passons l’après-midi en compagnie de Bojan (un Slovène bon vivant en voyage hivernal), Alex (un médiateur Ukrainien de Donetsk), et nos traditionnels potes de cordée Lars et Étienne.
Le toit, recouvert de ce plastique translucide, diffuse les chauds rayons de soleil, mais ces derniers ne suffisent plus à procurer la chaleur nécessaire pour maintenir nos corps fatigués en température. Il commence à faire froid…
En fin d’après-midi, les nuages voilent le soleil et le vent se lève. Le camp de base se couvre d’un épais brouillard. Mais à ces altitudes, ces masses vaporeuses se déplacent rapidement, libérant le ciel et les étoiles.
Nous avons de légers maux de tête, que nous faisons passer en engloutissant des litres d’eau, mais en allant nous coucher, le sommeil est difficile à trouver. Nos cœurs battent fort, notre souffle est court, nous sommes essoufflés à chaque mouvement et nos diaphragmes peinent à soulever nos poitrines qui nous semblent lourdes.
Il n’y a pas à dire, ça impressionne la montagne.
Et dire que nous nous endormons au « sommet du Mont Blanc ».
‘* On est assez fiers de notre rythme, construits jour après jour, au court de ce trek. Nous savons que nous marchons vite (Étienne ne cesse de nous le répéter !), mais, ne faisant presque pas de pause, où très courtes, nous avançons plus rapidement que la moyenne des randonneurs, qui se posent pour leur repas de midi, ou pour un long break, histoire de reprendre leur souffle ou même faire une sieste.
Aujourd’hui, nous avons mis 2h07’ pour rejoindre le camp de base supérieur de Thorung, alors qu’on nous annonçait 2 heures pour les randonneurs rapides et 4 à 5 heures pour les lents. La fourchette est large !
En arrivant au camp, un couple d’Israéliens (reconnu au téléphone satellitaire « pour appeler leur maman ») prend le soleil. Le type fait une crise de mal des montagnes depuis la veille. On ne comprend pas pourquoi ils ne redescendent pas – au pire en mule – et pourquoi ils ont surtout autant forcé.
Le verdict tombe dans l’après-midi, un hélico’ de secours vient les chercher, les conduisant à Mukhtinat ou peut-être même Pokhara en quelques dizaines de minutes de vol seulement.
Ledar : 4203m alt.
Thorung High Camp : 4865m alt.
6.3km – total : 2h07’
J12
Thorung High Camp à Mukhtinat
Thorung High Camp : 4865m alt.
Thorung La : 5426m alt.
Mukhtinat : 3666m alt.
1h20’ pour rejoindre le col
15.2km – total : 6h39’
Quelle nuit difficile.
Nos corps peinent à se reposer. L’altitude nous empêche de respirer confortablement, et le froid s’infiltre sous les multiples épaisseurs et pénètre nos muscles, jusqu’au bout des articulations.
Coupé dans son sommeil, Brice sort faire des photos. Le ciel est incroyablement clair, couvert de milliers d’étoiles scintillantes. Les sommets enneigés sont endormis dans leur lourde et placide puissance, et tout autour de nous règne un silence de pierre.
Alors que le réveil sonne à 4h30, le vaste tapis étoilé est encore déroulé au-dessus de nos corps fatigués.
Chacun se prépare doucement, encore engourdi par le manque de sommeil et crispés par le froid permanent. Dehors, les premiers randonneurs quittent le camp, éclairés par la lumière de leur torche frontale en une longue guirlande courant le long du sentier menant au col.
Pas de précipitation de notre côté, nous avons décidés de partir au point du jour pour limiter notre exposition aux températures glaciales, et admirer le paysage. Ainsi, pour le moment, c’est l’heure du petit-déjeuner.
Tsampa et thé, comme à notre habitude, mais aussi loukoum qu’un couple de français avait rapporté de leur escale en Turquie et qu’ils abandonnent avant d’affronter les sommets pour notre plus grand bonheur. Le ventre bien rempli de farine d’orge, sucre, maïzena et pistache, nous décollons à 5h35 du camp supérieur de Thorung, en direction du col.
La lumière matinale rose orangée offre aux roches une teinte chaude – malgré les températures glaciales – et nous baigne dans une atmosphère douce et vaporeuse.
Nos vêtements ne parviennent à mettre à mal le froid qui nous saisit les doigts et le nez que déjà nous ne sentons plus. Il est douloureux de respirer, difficile de tenir nos bâtons.
La déclivité du terrain est assez importante au démarrage, et il est compliqué de trouver et d’ajuster notre rythme.
Brice est frigorifié et, accompagné de Lars, ils marchent d’un bon pas, tentant de réchauffer leurs articulations. Marion les suit, quelques virages en aval, suivi d’Étienne qui avance d’un pas plus lent.
Comme la veille, nous éprouvons des difficultés à trouver notre souffle. La moindre action supplémentaire coupe le rythme respiratoire et le cœur s’emballe.
On a la sensation que notre diaphragme n’est pas assez musclé pour gonfler suffisamment notre poitrine. L’amplitude de la respiration est aussi limitée par les couches supplémentaires de vêtements qui contraint le thorax. Étrange et effrayante impression de s’approcher des limites de nos poumons et cœur.
Pour ne pas suffoquer, il faut nous concentrer sur notre corps en ralentissant la foulée, en nous imposant de respirer plus que nécessaire, et en cadençant les jambes et le diaphragme.
Il s’avère aussi impératif de travailler sur notre mental, en éloignant les pensées négatives et en entrant en méditation.
Le cadre est parfait pour synchroniser le physique et le psychique.
C’est hostile, et rude, et aride et minéral et agressif, … Mais qu’est-ce que c’est beau.
La pierre est omniprésente, la neige couvre les zones les moins exposées au soleil qui tarde à nous réchauffer.
Comme à notre habitude, nous doublons de nombreuses personnes – parfois dans des effluves aillés – et soudain, le soleil passe au-dessus des sommets lointains, dans un halo mystique. Il baigne les montagnes et les vallons de lumière, et surtout, ses rayons nous réchauffent, et nous offre un regain de motivation.
Nous sommes très émus par cette renaissance du jour, et du scintillement de la neige sur les pentes et les clairières alentours. Ce n’est pourtant pas seulement la beauté du lieu, mais aussi l’accomplissement. Bientôt, nous n’avons jamais été aussi haut.
Le terrain se fait plus plat, et nous sommes surpris de voir débouler si vite les flancs enneigés de Khatun Kang (6484m alt.) sur notre gauche, faisant face à sommet tronquée et face aride de Yakawa Kang (6482m alt.). Le chemin serpente, grimpant de plus en plus doucement, comme on approche les abords du sommet d’une parabole.
Des drapeaux tibétains font leur apparition au loin, se multiplient, et sans crier gare, nous y sommes.
Un panneau, engloutis par les divers lambeaux d’étoffes bariolées, se tient en travers du col.
Derrière lui, le sentier plonge, offrant une vue dégagée sur ce qui s’ouvre de l’autre côté de la passe.
Dans un premier temps, nous sommes surpris par la soudaineté du moment alors même que nos corps s’habituaient à l’effort. Mais passé l’étonnement, c’est la joie qui nous submerge.
Nos visages rayonnent. Lars et Brice se sautent dans le bras l’un de l’autre. Marion les rejoint quelques minutes plus tard et nous étreignons plusieurs fois, fiers de notre accomplissement, envahis par l’émotion, par la fin de ce premier chapitre, de cette épopée à l’assaut du Thorong-La (5416m alt.).
Nous avons mis 1h20’ pour rejoindre le col, et patientons 45’ de plus avant de retrouver Étienne.
En attendant, on multiplie les photos (notamment avec Bojan), nous grimpons un petit tumulus surplombant l’étroit passage et profitons de la vue.
Les paysages de part et d’autre diffèrent totalement.
À l’Est, la neige et la roche noire est partout, les sommets à contrejour dépeignent un tableau en bichromie.
À l’Ouest, le cadre est entièrement nouveau.
Le panorama s’étend sur la région du Mustang avec une vue dégagée sur plusieurs kilomètres jusqu’à croiser la vallée de la Kaligandaki. Tout est en camaïeu ocre, le ciel est bleu. Tout est sec, les versants sont arides, la végétation quasi inexistante. Cela ressemble au Ladakh ou au plateau de Skardu, mais sans oiseau, sans aucune trace de vie.
Au bout d’une heure passée à 5400m, nous commençons à prendre froid, engloutissons nos encas et entamons notre longue descente à travers ce nouveau paysage.
La descente est ardue, et les premières centaines de mètres donnent le ton.
Au programme, quelques 1800m D-, à même la pente dans un premier temps puis en lacets courts et raides pour la majeure partie du trajet.
Ça va chauffer les cuisses ! Et si les températures restent basses, le soleil tape désormais fort. Il n’y a plus d’ombre avant plusieurs kilomètres.
Très vite le besoin de retirer des couches se fait sentir. Nous rangeons nos collants, nos vestes et sous-vêtements.
Dans la folle descente, nous n’oublions pas de faire de courtes pauses.
Derrière nous, l’encolure entre les montagnes est longtemps visible.
Et toujours cette vue immensément large, en panoramique et portant sur des kilomètres, sur le mystérieux Mustang. En travers des montagnes, à l’Ouest, une ligne horizontale de nuages se dessine « en-dessous » de nous. Et au loin, un peu plus au Sud-Ouest, apparait le puissant pic étincelant du massif de Dhaulagiri (8167m alt.).
Sur notre gauche, le flanc accidenté couvert de neige et de la glace irrégulière du glacier de Khatun Kang laisse place à une crête rocheuse couverte d’herbes cramoisies et qui plonge vers la vallée.
De l’autre côté de ce couloir, la roche s’habille de petites touches vertes d’arbustes ou de touffes herbeuses.
C’est beau, mais cette descente incessante est extrêmement éprouvante pour nos genoux.
Quelques kilomètres avant d’arriver à destination, nous rejoignons le pied de la proéminente montagne.
Mukhtinat n’est pas encore visible, mais la vue sur les charmants villages au bout du vallon nous rassure et la faible déclivité soulage nos jambes.
Nous arrivons aux abords du bourg.
Le Temple de Feu, en amont du village, se situe au pied même de la montagne au versant couvert de drapeaux tibétains.
C’est ici que Brice attend Étienne 25’, tandis que Lars et Marion continue leur descente à la recherche d’un hôtel.
C’est une arrivée pénible que nous vivons en traversant Mukhtinat vers midi.
Nous sommes en pleine période de festival hindou et quantité de touristes affluent du Népal mais aussi d’Inde pour assister aux festivités.
Ainsi, le village n’est plus qu’une succession d’hôtels de béton, les vendeurs de souvenirs sont à l’affut pour revendre leurs breloques, la rue principale est arpentée par une cohue de vacanciers à cheval désireux de rejoindre au plus vite le temple dans un nuage de poussière et de bruit.
Autant dire que le petit village de montagne pittoresque au bout de la vallée a disparu depuis bien longtemps.
C’est le tumulte, et alors que nos esprits sont encore dans l’apaisement des montagnes, planant au-dessus des nuages, l’atterrissage est agressif.
Avons-nous rêvé cette matinée ? Étions-nous vraiment dans l’endroit le plus reculé du circuit moins de trois heures plus tôt ? Nous sommes décontenancés. Lost in translation.
Marion et Lars trouvent tout de même, après plus d’une demi-heure de recherche, une chambre un peu trop chère (et une fois encore, le tenancier nous impose de diner/petit-déjeuner chez lui afin de bénéficier d’un tarif « correct ») mais le confort – en nette amélioration par rapport aux dernières nuits – et l’eau chaude abondante dans la douche nous font vite oublier ce désagrément. Après ces dernières journées, nous sommes ravis de pouvoir enfin nous laver intégralement.
Brice retrouve Étienne dont la motivation s’érode avec l’arrivée à Mukhtinat.
Comme pour beaucoup, cette dernière étape marque l’aboutissement du trek.
Dans la descente, son corps s’est relâché et en arrivant à l’auberge, il est épuisé.
Quant à Brice, il est très contrarié par l’ambiance de Muktinath, fâché qu’on le sorte si violemment de son songe, et il met un peu de temps à desserrer les dents.
Une fois bien propre, nous partons en quête d’information pour les prochains jours de trek, et trouvons un bui-bui-qui-va-bien à l’affable famille, pour nous remplir le ventre de quelques momo et chowmian, au calme dans leur auberge aux murs noircis.
Le moment est sympa, l’atmosphère de cet endroit nous apaise tous. Doucement, nous atterrissons.
La journée se termine avec les derniers rayons de soleil et la vue sur Dhaulagiri depuis le toit de l’auberge, avant que le froid nous contraigne à rejoindre la confortable salle de restaurant – chauffée, où nous passons la soirée tous les 4, en compagnie d’Alex et Bojan, rencontrés la veille.
Jeu de cartes et burger de viande de yak, nous sommes au lit à 21h, épuisés de cette longue et intense journée.
Certes, Mukthinat ne correspond pas à nos attentes, si tant est que nous ayons eu des attentes, mais nous repensons à ce col, l’ascension pour y arriver, les couleurs et les lumières, la neige et les pierres, l’isolement de ces derniers jours, cet incroyable moment à 5400m alt., puissant en émotions, la performance physique dont nous ne pensions être capable, la connexion avec la Nature, la descente et cette vue sur la vallée, les formes des énormes glaciers accrochés aux sommets et ce minuscule sentier que nous avons sillonné.
Note
La veille, nous avions rencontré une australienne de 62 ans only, sur le promontoire dominant le camp de base. Nous l’avons recroisé ce matin dans l’ascension vers le col. Elle arpente aussi le tour des Annapurna à son rythme, grand respect.
Thorung High Camp : 4865m alt.
Thorung La : 5426m alt.
Mukhtinat : 3666m alt.
1h20’ pour rejoindre le col
15.2km – total : 6h39’
ouaaaah, j ai jamais vu des paysages comme ca. les photos de nuits st trop belles et trop nette!! va falloir que tu me redonne un cour de photo!! les miennes st tjs toutes pixelizees.
vraiment trop belles les couleurs (et differentes de qd on y est alle nous!)
Un cordial merci. Ça me touche beaucoup. Je retrouve pleins de souvenirs. C’était il y a 30 ans. Et vous me donnez envie de refaire le même chemin. Bonne route encore et toujours.
Bravo la bourlingue : superbe ascension. Le temps était au rdv et comme Stif, je trouve les photos de nuit magnifiques
Peut être les plus belles photos du blog jusqu’à aujourd’hui. Impressionnant. De jour comme de nuit, c’est vraiment fou. Une folle envie de le faire mais aussi une grosse grosse inquiétude que je ne pourrais jamais. En lecteur assidu je vais néanmoins me permettre 2 remarques:
– je n’ai pas compris la phrase sur les effluves ailés
– je sais que vous essayer de rattraper votre retard, et on en est bien content, mais c’est difficile de lire des posts aussi long sans faiblir et, pour ma part, rater certain bouts. Alors ça fait probablement un bon parallèle avec la difficulté de votre aventure, mais 3 post séparés qui ce lirait plus facilement ce serait encore plus cool. Je fais mon relou mais ça faisait longtemps que je l’avais pas fait alors j’ai le droit.
« Aillés », pas « ailés » !
Avec de l’ail !
Quand on doublait des Nepalais !
… et pour faire trois petits articles, on a hésité… mais on s’est dit aussi que les gens se lasserait de lire 20 articles sur le même sujet. Peut être nous sommes nous trompés ?
Ba non on se lasse pas. Pour l’ail, du moment que ce n’est pas de l’oignon moi ca me va.
J’ai entendu que le père dodu est utilisé pour lutter contre le mal des montagnes dans la région de Combloux!
Eh oui le chat, j’avais bien compris, car l’ail permettrait d’accepter mieux la progression en altitude !!!!
Vrai ou faux ?
En tout cas, la performance et la satisfaction sont toujours là et malgré votre fatigue à tous les 4, vous avez bonne mine …
Une bonne mine, sans ail ajouté !
Ouah!!!!
Quelles images!!! Incroyable les photos de nuit!
Bravo les amis. Vous l’avez fait. Et sacrément bien fait. Félicitations.
Sur quelques clichés on voit un chien près de vous. Il vous a accompagné un bout de chemin ?
Et Brice, que fais tu de ton appareil photo pendant l’ascension ? Il reste à porté de main ?
Par contre j’ai pas aimé le commentaire sur la dame de 62 ans. Non mais c’est quoi ces manières ? Pour qui vous prenez vous bande de jeunes insolents ?
Je vous embrasse
Le petit chien nous est apparu au début de notre descente du col et nous a bien accompagnés une grosse heure!
Concernant l’appareil photo, tout au long du trek, je le portais à l’épaule.
Ça aurait été moins intuitif de devoir le sortir du sac à chaque prise de vue, ça aurait perdre du temps, et à ces altitudes, ça m’aurait trop essoufflé.
Coucou les amis !!
Bravo pour cette ascencion !
Ce que vous devez ressentir en regardant le paysage de la haut doit être magique !!
Mais ouai c’est vrai vous avez dormi au sommet du Mont Blanc 🙂 Truc de fou !!!
5416m !! Malgré vos nez rouges vous avez l’air heureux. Vous êtes beaux !
Bisou
Je vous confirme que ce grand hôtel du camp supérieur du Thorong La n’existait pas à mon époque ! on grimpait du bas…
Magnifique ce post !
Bon, très en retard dans la lecture du blog, mais je prends mon temps 😉
Et on dit « rapetisse » pas « rapetissit », c’est un verbe du premier groupe.
Bises !
Vas-y molo, t’as le temps!
Bien que toujours à la bourre pour parcourir vos posts je n’ai pas résisté à me faire un petit flash- back. J’avoue qu’en ces temps de confinement une balade à 5416m ça fait du bien. Encore merci pour ce partage. Bises bis. ( même si c’est interdit en ce moment ) . ppf.
Du bon air, un esprit léger, les yeux qui s’évadent ! Si ça peut aider à passer quelques longues minutes ailleurs, tant mieux!!!